XI

La boutique de Tsin-Le, « Antiquités Chinoises », s’ouvrait dans une cour à laquelle on accédait en suivant un long couloir aux murs suintants qui, lui-même, débouchait dans Jamaïca Street, en plein quartier pouilleux de Limehouse. Quand Bob eut frappé le signal convenu à la porte, un Chinois sans âge bien défini vint ouvrir, écartant avec méfiance un battant qui, on le devinait, était retenu par une chaîne.

— Monsieur n’est pas un habitué, constata le Chinois.

— C’est juste, répondit Morane, mais je viens de la part de Ma-Ling.

L’Asiatique salua avec déférence.

— Les Honorables amis de Ma-Ling sont les bienvenus, dit-il.

Il ouvrit la porte et fit pénétrer Morane dans la boutique, à travers laquelle il le guida pour le mener à une sorte d’entrepôt encombré de toutes sortes d’objets hétéroclites : vieilles poteries, meubles dépareillés, palanquins déglingués, bronzes tordus, jades mutilés… Le mur du fond pivota, en même temps que les objets qui y étaient appuyés, découvrant un escalier de pierre éclairé par une seule lampe à pétrole en cuivre. Le Chinois – Tsin-Le sans doute – invita Morane à s’y engager et referma l’entrée secrète derrière lui.

Le Français descendit une trentaine de marches et déboucha dans une petite pièce carrée, aux murs tendus de rouge. Un second Chinois, porteur d’une robe de soie brodée de dragons – sans doute pour sacrifier au pittoresque – s’inclina devant lui et demanda :

— Que puis-je pour l’Honorable visiteur ?

— Je viens de la part de Ma-Ling, répondit Bob. Je voudrais fumer.

A nouveau, le Chinois s’inclina, pour dire :

— Les amis de Ma-Ling sont chez eux dans le temple de la Noire Déesse.

Il conduisit Bob à travers une grande salle où, allongés sur des nattes, une dizaine d’hommes fumaient l’opium. Plusieurs chats, sans doute intoxiqués eux aussi, se glissaient entre les fumeurs.

Parvenu au fond de la salle, le guide poussa un panneau de bois rouge, et Bob et lui débouchèrent dans un étroit corridor, de chaque côté duquel s’ouvraient plusieurs portes surmontées d’une imposte mobile d’aération. Le Chinois ouvrit une de ces portes et introduisit Morane dans un petit studio aux murs tendus de soieries brodées de dragons et de pagodes, au sol recouvert d’un épais tapis. Seuls, un divan bas et une petite table d’ébène incrusté d’ivoire et supportant un nécessaire de fumeur, meublaient cette pièce.

Le guide chinois s’inclina à nouveau devant Morane. Du menton, il désigna le nécessaire de fumeur, pour demander :

— Faut-il préparer la pipe, ou notre Honorable visiteur préfère-t-il la préparer lui-même ?

— Je la préparerai, dit Bob.

Quand le Chinois se fut retiré, Morane s’assit sur le divan, alluma la petite lampe posée sur la table et se prépara une pipe. Il ne fumait pas l’opium, bien entendu, mais il lui fallait simuler afin de donner le change au cas où quelqu’un pénétrerait dans la pièce. Sa pipe préparée, il s’allongea et se mit à se demander pourquoi il était venu là. N’était-il pas étrange que l’Ombre Jaune fréquentât un lieu « public » comme l’antre de Tsin-Le. Pourtant, il ne croyait pas que Miss Orloff lui eût menti. Pourquoi l’aurait-elle fait d’ailleurs ? En outre, Morane connaissait trop les habitudes des fumeurs de chandoo pour ignorer qu’ils avaient besoin d’une ambiance propice pour savourer entièrement les délices mortels de la pâte brune.

Les minutes s’écoulèrent, longues dans cette atmosphère confinée de caveau où stagnait l’odeur âcre de l’opium. Au bout d’un temps indéterminé, des pas retentirent dans le couloir, et Bob reconnut la voix du Chinois qui l’avait conduit tout à l’heure et auquel répondait une autre voix aux accents étranges. Une voix douce, suave, une voix de miel auquel semblaient pourtant mêlés tous les poisons de la terre.

« Ming ! pensa Morane. C’est lui, Ming !… »

En même temps, il frissonnait, tout comme si Satan en personne se fût trouvé là, tout près, de l’autre côté de la porte.

Bob devina que l’on introduisait l’Ombre Jaune dans le studio d’en face. Ensuite, les pas du guide chinois décrurent dans le couloir, indiquant qu’il regagnait la salle commune.

Pendant quelques minutes, Morane demeura en attente. Ensuite, comme aucun bruit ne lui parvenait plus, il se glissa dans le couloir et, sans hésiter, fit irruption dans le studio situé vis-à-vis du sien.

Sur le divan, un étrange personnage se trouvait assis. C’était un Mongol qui, debout, devait mesurer près de deux mètres. Il était maigre et portait un costume noir, très strict, au col fermé de clergyman. Ses longs bras, prodigieusement musclés s’il fallait en juger par la façon dont ils tendaient les manches du vêtement, devaient posséder une force prodigieuse, ainsi que les mains énormes, avec des doigts pareils à des griffes d’acier. Une de ces mains cependant – la droite – paraissait bizarrement figée, comme faite de matière morte, fossilisée.

Le visage de l’étrange personnage retenait surtout l’attention. Un visage en forme de lune, à la peau jaune, légèrement verdâtre et prolongé par un crâne volumineux, complètement rasé. Entre les pommettes saillant à l’extrême, le nez était large, épaté. La bouche elle, aux lèvres fines mais parfaitement dessinées, s’ouvrait sur des dents solides, pointues, ressemblant davantage à celles d’une bête carnassière qu’à celles d’un homme. Les yeux non plus n’avaient rien d’humain. Sous les paupières obliques, ils étaient semblables à deux pièces d’or ou, encore, à deux topazes opaques. Des yeux minéraux, sertis dans des os et de la chair bien vivants, mais qui cependant paraissaient morts. Des yeux presque sans regards, d’où émanait cependant une étrange puissance hypnotique.

Quand Bob Morane avait pénétré dans la pièce, Monsieur Ming avait levé les yeux sur lui. Sur son visage, aucune surprise ne s’était inscrite.

— Le commandant Morane ! fit la voix douce. Je savais que, tôt ou tard, nous nous retrouverions en présence l’un de l’autre.

— Je n’en étais pas si certain, répondit Morane, du moins pas avant d’apprendre que l’Ombre Jaune et vous formiez une seule et même personne. Quand je vous ai laissé, là-bas, dans le temple de Siva, près de Phâli, en Inde, avec une main tranchée, je ne croyais pas que vous survivriez à cette horrible blessure[3].

— En cautérisant et en pansant ma blessure, n’avez-vous pas tout fait pour que je survive ? Par la suite, les bonzes m’ont recueilli et m’ont soigné… Oui, ne vous étonnez pas, ils m’ont recueilli et m’ont soigné, et cela en dépit du fait que je venais de profaner leur temple. En Extrême-Orient, on pardonne tout à Monsieur Ming, car tout le monde le craint et l’on sait qu’il vaut mieux collaborer avec lui que le combattre.

Désignant la main droite du Mongol, Bob fit remarquer :

— Il me semble, Ming, que vous avez retrouvé une nouvelle main.

L’Ombre Jaune leva son énorme dextre, dont les doigts se refermèrent avec un léger bruit métallique.

— Une main d’acier, recouverte d’une fine pellicule de plastique couleur de peau humaine, expliqua-t-il. Peut-être ne le savez-vous pas, commandant Morane, mais, entre autres choses, je suis docteur en médecine, et chirurgien fort habile. Ce sont mes propres nerfs qui commandent cette main. Un vrai travail d’horlogerie auquel mes experts se sont livrés. Mais parlons de vous. Comment avez-vous établi une corrélation entre l’Ombre Jaune et votre vieil ami Monsieur Ming ?

— Souvenez-vous de ce petit masque d’argent que vous m’avez donné, dans le temple de Siva, en affirmant qu’il me serait utile un jour, ce qui n’a d’ailleurs pas tardé à se vérifier. Ce masque portait une série de caractères étranges gravés sur son front. A mon retour en France, je le déposai au fond d’un tiroir et l’oubliai … Voilà quelques jours, lorsque Jack Star, grièvement blessé, vint me trouver à mon hôtel, il avait ces caractères inscrits sur le front. Tout d’abord, je ne les reconnus pas. Un peu plus tard cependant, quand je vis la réclame de Madame Mo concernant le Masque Sacré du Tibet, je compris. Bien entendu, l’amulette de la vieille sorcière ne portait pas les caractères magiques, mais l’original, demeuré à Paris, les porte, lui. Naturellement, ma curiosité fut aussitôt éveillée et je me rendis chez cette Madame Mo. Quand j’eus affaire aux dacoïts, je commençai à comprendre que l’Ombre Jaune et vous ne faisiez qu’un. Qui en effet, mieux que vous, aurait pu incarner ce personnage mystérieux et redoutable devant lequel se brisent les efforts de toutes les polices d’Occident.

— Vous devriez dire « du monde », corrigea Ming, car mon action s’étend également en Orient et en Afrique, là où des peuples comme la Chine et le Japon par exemple, qui possèdent cependant de riches traditions, s’évertuent à singer votre horrible civilisation occidentale, que je hais et que je veux détruire.

Monsieur Ming s’interrompit et, pendant qu’il demeurait silencieux, Morane pouvait l’observer à son aise. Il remarqua que les yeux jaunes paraissaient plus vides que jamais, qu’un souffle pénible soulevait la poitrine étroite, que des tressaillements parcouraient la grande carcasse du Mongol. Bob comprit alors que Ming se trouvait en état de nghien, que l’opium lui manquait.

L’Ombre Jaune avait repris la parole.

— Naturellement, je ne vous demanderai pas comment vous êtes parvenu jusqu’à moi, car il est probable que vous ne me répondriez pas. Ce que j’aimerais savoir, c’est la raison de votre venue. Me tuer ? Je ne le pense pas, car vous n’êtes pas un assassin, commandant Morane.

— En effet, répondit Bob. Je suis là simplement pour vous demander d’arrêter cette guerre que vous avez déclarée à l’Humanité. Plus de meurtres, plus de menaces. Vous êtes intelligent, Ming, et riche. Prodigieusement intelligent et prodigieusement riche. Trouvez l’emploi de cette intelligence et de cette richesse ailleurs que dans le meurtre et la haine.

D’un geste de sa main postiche, l’Ombre Jaune intima à Morane l’ordre de se taire.

— Ne vous avancez pas plus loin sur cette voie, commandant Morane. Vous prêcheriez dans un désert. La civilisation occidentale s’est détournée de la nature ; elle foule aux pieds toutes les lois morales. Aujourd’hui, on estime davantage un homme possédant des autos, des yachts, qu’un sage ou un philosophe cherchant la vérité pour assurer au monde une vie meilleure. Une existence mécanique, matérielle, sur laquelle pèsent de grandes menaces, comme celle de l’atome, voilà tout ce que votre civilisation offre à l’Homme. Et je veux détruire cette civilisation afin que tous les Humains puissent, dans l’avenir, goûter une vie paisible dans ce beau jardin qu’est notre planète.

Après ce que lui avait dit déjà Tania Orloff, les paroles de l’Ombre Jaune n’étonnèrent pas Morane. Pour être juste avec lui-même, il n’était pas sans reconnaître la justesse des griefs de Ming envers la civilisation. A cette civilisation, il avait lui aussi bien des choses à reprocher, comme le massacre aveugle des espèces animales, l’emploi des armes modernes, dispensatrices de morts collectives auprès desquelles les grandes épidémies de jadis faisaient figure de simples divertissements. Mais, à côté de cela, bien des choses plaidaient en faveur de la même civilisation occidentale : la suppression de l’esclavage, les lois sociales équitables, la liberté de parole, la lutte contre la maladie.

— Vous ne dites rien, commandant Morane, insista Monsieur Ming. Néanmoins, vous me paraissez ébranlé. Un peu comme si, mes buts vous étant apparus, vous voyiez sous un autre jour cette guerre souterraine qui est la mienne. J’ai pris ce nom d’Ombre Jaune, parce que l’ombre représente le combat féroce que je livre pour arriver à mes fins, combat auquel succédera le jaune de la lumière… Vous êtes venu ici pour me faire une proposition, commandant Morane. Je vais vous en faire une autre : joignez-vous à moi. Ensemble, nous mènerons à bien ce combat pour la vérité.

Mais Morane secoua la tête.

— Non, Ming, dit-il d’une voix forte. Un combat pour la vérité ne se mène pas avec les armes que vous employez, ne se mène pas par la terreur. Vous voulez lutter pour le bien avec les armes du démon. Tout ce que vous venez de me dire n’est qu’un prétexte pour user de toutes les forces mauvaises qui sommeillent en vous. Satan ne se fera jamais ermite, Monsieur Ming.

A ces paroles fermes, le grand Mongol ne broncha pas.

— Dois-je comprendre, commandant Morane, que vous refusez ma proposition ?

— Je refuse, en effet, et aussi catégoriquement que vous avez refusé la mienne.

Le visage de Ming marqua soudain l’ennui, la contrariété.

— Votre refus me peine, commandant Morane. Depuis ce jour où vous m’avez sauvé la vie, là-bas dans le temple de Siva, je vous considérais comme un ami. Vais-je devoir, à présent, vous traiter en ennemi ? Ah ! si seulement, je pouvais être assuré de votre neutralité !

Morane secoua la tête.

— Rien à faire, Ming. Si vous aviez mené votre lutte en usant de douceur, de persuasion, peut-être vous aurais-je suivi, épaulé. Au contraire, vos armes sont le meurtre, la violence, et je vous combattrai jusqu’à mon dernier souffle.

Cette fois, l’Ombre Jaune se mit à rire. Un petit rire bas, grinçant, réellement démoniaque.

— Dans ce cas, commandant Morane, fit-il, j’ai bien peur que vous ne sortiez pas d’ici vivant. Vous êtes un rude lutteur, mais je puis vous tuer avec mes seules mains, vous le savez.

Bob sourit.

— Jadis, vous m’avez vaincu, en effet, Ming. Pas question aujourd’hui cependant. Vous gardez l’esprit clair, certes, mais votre corps ne suivrait pas, parce que vous êtes en état de nghien, c’est-à-dire plus faible qu’un enfant.

Le Mongol continuait à rire.

— Je suis en état de nghien, peut-être, commandant Morane, reconnut-il. Cela n’empêche pas que vous êtes en mon pouvoir. Retournez-vous, et vous saurez que l’Ombre Jaune n’est jamais pris au dépourvu.